jeudi 2 février 2012

La lettre à Christophe

une aventure de Jacky, Isabelle et Plouf (Nathan, 1975) Auteur : Raymond FAIVRE Note de l'Hippopotable : ****

 
Non, il n'est pas dans cet article question de la « Lettre à Christophe de Beaumont » annotée par Voltaire, ni la lettre adressée à Christophe Colomb par Toscanelli.  

Mais d'une bande-dessinée commandée par le service de l'information et des relations publiques des P & T en 1975, et exécutée par un artiste sorti de l'ombre à cette occasion pour y replonger aussitôt quelques heures plus tard, sa noble tâche accomplie, tel un Zorro maniant pinceau et feutre en lieu et place de l'épée et du fouet. Son nom claque tel un coup de tonnerre : Raymond Faivre.


Raymond Faivre nous livre ici une œuvre colossale, entière, sans compromission et sans concession aux modes, aux sirènes du commerce ou aux normes aliénantes de la technique. Son dessin, direct, simple, faussement maladroit, comme sa narration qui emprunte tours et détours pour  nous révéler en 34 planches ce qu'elle aurait pu dire en cinq, révèlent un artiste majeur, délivré de toute contrainte extérieure, une figure brute comparable au Hergé des débuts ou au Mœbius de la fin, comparaisons qui tournent d'ailleurs en sa complète défaveur.

Place aux extraits, qui vont vous plonger au cœur d'un récit dont vous ne sortirez pas indemnes.

 

Dès la première planche, le dispositif graphique et narratif est posé. Un monde presque onirique, dual : des héros jumeaux (notez le J de Janus), deux couleurs dominantes, deux F à «Poff»… Et d'emblée, le thème de l'œuvre est posé : le passage de l'autre côté du mur, tel celui d'Alice derrière le miroir : nous sommes dans un roman initiatique, dans la révélation des mystères postaux.


La planche suivante nous donne accès à un monde plein de voitures jaunes. Quatre Renault Quatre, c'est bien sûr le carré Kabbaliste symbole de perfection et de levier de vitesses au tableau de bord.



Dès la planche trois apparaît la figure de l'Initié-Initiant - Maître spirituel à la fois punisseur et dispensateur de bienfaits, figure d'autorité et dépositaire d'une cravate rayée vraiment sensationnelle. Il sera notre guide tout au long de ce voyage vers la connaissance des procédures postales.



Le Guide emporte nos héros hermaphrodites dans un voyage sans retour. Il les arrache symboliquement à la sphère parentale (rappelée pour être aussitôt bafouée) pour les transporter dans un univers peuplé exclusivement de voitures de la Régie Renault.


Sous la férule du Guide, qui révèle une personnalité autoritaire très déplaisante, une série d'épreuves attend nos Roux et Combaluzier aux cheveux d'or : de spectateurs, ils deviennent ainsi acteurs de leur propre destin, tels de modernes Sisyphes trainant des sacs presque vides, que la vie se chargera de remplir pour eux.


Les voici bientôt dans le train postal qui va les emmener au loin, vers la révélation des mystères ultimes.


 

La scène clé du livre se trouve au bout de la voie ferrée. C'est ici que le destin de la missive postée au début de l'album est révélé. Perte de l'innocence, prodiguée par un technicien doté des lunettes qui lui permettent de voir la vraie nature du monde. On pense à Invasion Los Angeles de Carpenter, et bien sûr à Soleil Vert : «Les lettres sont des gens !»




Quel ennui.


Ayant acquis le savoir qui les affranchit de leur condition de simples mortels, les héros accèdent symboliquement au monde divin en prenant l'avion. "On va entrer dans les nuages", commente Isabelle, prête à découvrir cet au-delà riche de promesses et de menaces ; "tu as vu ce tableau de bord", répond Jacky pour lui rappeler qu'ils ne sont en aucun cas "aux commandes". Pilote et Co-Pilote, figurant le Père et l'Esprit Saint, complètent le Guide-Messie qui les a reliés au Ciel.


 Le  chien, symbole de leur nature animale et matérielle, se retrouve alors entravé, enserré dans les liens des ceintures de sécurité. On songe à un Idéfix au pays du bondage, audacieux croisement d'Uderzo et de John Willie. On songe aussi à refermer l'album, mais il nous reste pas mal de pages à lire en baillant.



 L'avion atterrit, et nos héros prennent place dans un camion postal qui va les mener vers la capitale. Le chauffeur, tel le nocher Charon, les avertit des épreuves qui les attendent.



 Encore une fois, il faut se confronter à des Renault. Ici une R16, oui,
mais d'une couleur qui nous indique clairement que nous sommes dans le monde du rêve.





Au terme de ce voyage, les héros accèdent enfin au bureau de poste du VIIeme arrondissement, ultime étape de tout voyage initiatique.  Il faut tout le talent de Raymond Faivre pour rendre la majesté de ce décor à couper le souffle d'un asthmatique.



Les explications sur les aspects les plus hermétiques de l'institution postale nous sont livrés sans aucune image. Choix judicieux, qui souligne la vanité de représenter de façon figurative des concepts tels que "guichet" ou "téléphone".



Ultime message, volontairement abscons, qui teste les limites de nos capacités cognitives. Alors qu'on croit avoir tout expliqué, tout découvert, le guide fait vaciller nos certitudes : cet "un jour prochain" sonne comme la promesse d'une rédemption future, d'un jugement dernier postal, au cours duquel tous les courriers égarés arriveront à leur destinataire. Il donne à cette dernière case une dimension eschatologique qui contraste avec le faussement ingénu "oh oui monsieur".
Rarement le mot "fin" aura été écrit aussi gros sur une case de BD.


Un ouvrage indispensable